« Ça y est, on est huit raffineries sur huit en grève ! » Au local CGT de la plate-forme pétrolière Normandie, à Gonfreville-l’Orcher près du Havre, règne une certaine effervescence mardi 24 mai au matin. La raffinerie voisine de Gravenchon vient de rejoindre le mouvement contre la loi travail, lançant la procédure d’arrêt de ses installations. Celle de Feyzin est déjà à l’arrêt complet ; celles de Donges et de Grandpuits sont en cours d’arrêt, tandis que celles de La Mède, de Fos-sur-Mer et de Lavéra fonctionnent au ralenti.
A la raffinerie Total de Normandie, le mouvement s’est durci voilà une semaine, avec un appel à la grève de 72 heures lancé lors de la journée d’action nationale du 17 mai. Il s’est aussitôt accompagné de barrages, bloquant pendant quatre jours toute la zone industrielle du Havre. « Mais on est sur un site Seveso qui tourne 24 heures sur 24, et même en grève, on est obligé de travailler. Donc on a assuré les relèves, mais on a exigé l’arrêt des expéditions de produits, explique Thierry Defresne, délégué CGT Total, en poste à la raffinerie. C’était de plus en plus compliqué d’assurer la sécurité du site. » Vendredi, l’arrêt des installations a été voté, « pour pouvoir exercer pleinement notre droit de grève », poursuit le militant. Les barrages ont été levés.
Depuis, la CGT estime à 50 % la quantité de personnel d’exploitation gréviste. Face à l’ampleur du mouvement, le PDG de Total, Patrick Pouyanné, a prévenu mardi que le groupe allait « réviser sérieusement » les investissements prévus pour restructurer ses sites en France.
A Gravenchon, la « stratégie de l’assèchement »
Pour la CGT de la plate-forme Normandie, l’heure est désormais aux démonstrations de solidarité avec les mouvements sociaux qui gagnent le secteur pétrolier, au Havre et ailleurs. L’intervention musclée des forces de l’ordre pour débloquer le dépôt de Fos-sur-Mer a remué les esprits. « Ils ont utilisé des canons à eau, des lacrymos, un bulldozer… Ça nous redonne de la force, quand on tape sur un camarade, on tape sur toute la CGT », lance Alain Lebas, délégué syndical sur la plate-forme Normandie. Dans l’après-midi, les militants ont décidé de rendre visite à la raffinerie voisine de Gravenchon (Exxon Mobil), en soutien à la grève tout juste lancée à la suite de cette opération policière.
Signe de l’arrêt des installations en cours, une fumée noire s’échappe de la torche de la raffinerie. A l’entrée du site, environ cent cinquante grévistes se sont réunis, face à quelques salariés arborant des affiches « Contre la grève ». « On ne veut pas être pris en otage, à cause de l’arrêt de notre site de production. On a peur que ça mette notre entreprise en danger », explique Sophie Bourdon, employée depuis vingt-quatre ans à la raffinerie. « C’est de la provoc », s’indignent des grévistes. A la tribune, un délégué CGT prend la parole : « On n’est pas là pour casser notre outil de travail, mais on se met à l’arrêt, en toute responsabilité. On veut qu’il n’y ait plus une goutte de pétrole qui sorte. C’est une stratégie d’assèchement de toutes les stations-service de France. »
Malgré les files d’attente et les pics de colère dans les stations-service, les grévistes se sentent soutenus par une population « massivement contre la loi El Komhri ». « Les raffineurs, on est très exposés car on voit la pénurie dans les pompes à essence. Mais on n’est pas seuls, il y a les dockers, les métallos, les cheminots… Ce qui compte, c’est que l’interprofession avance [de concert], pour atteindre notre unique objectif pour le moment, le retrait du texte », poursuit Thierry Defresne devant l’AG.
A la plate-forme Normandie comme à celle de Gravenchon, les grévistes craignent, pêle-mêle, les heures supplémentaires et le travail de nuit moins payés, le fractionnement du repos entre deux quarts réduit, les licenciements pour raisons économiques facilités, dans un secteur plombé par la chute du prix du pétrole. Et surtout, l’inversion de la hiérarchie des normes, avec des accords d’entreprise qui pourraient être moins favorables aux salariés que les accords de branche, comme l’explique Pascal Servain, secrétaire adjoint de la CGT-Chimie d’Exxon :
« Ce qui va nous tomber sur la tête avec cette loi, c’est la remise en cause des accords collectifs, alors qu’on a négocié des acquis au niveau de la branche pétrole qui nous protègent, par exemple sur les retraites anticipées, du fait de la pénibilité de nos postes. On voit bien qu’au niveau de notre entreprise, il n’y a pas de dialogue possible, ni de liberté démocratique, tout nous est imposé. »
La CIM, un site hautement stratégique à l’arrêt
Mardi, 19 heures : le tour de « solidarité » des militants CGT de la plate-forme Normandie se poursuit, au cœur du port industriel du Havre cette fois, où une autre AG les attend. Les salariés de la CIM – la Compagnie industrielle maritime, qui tient les terminaux et les stocks pétroliers – viennent d’y voter la grève illimitée à 95 %, selon la CGT. Des dockers, des salariés de Chevron, ou encore du personnel portuaire, ainsi que des membres du PCF, sont aussi venus afficher leur soutien, face aux gigantesques cuves de pétrole et à la mer.
Le site, totalement à l’arrêt, est pourtant stratégique : « On importe 40 % du pétrole brut national ici. On alimente les raffineries, les aéroports d’Orly et de Roissy, note Franck Barbay, secrétaire CGT à la CIM. On a conscience de nos responsabilités, mais on attend que M. Valls prenne les siennes en retirant la loi. »
Comme dans les raffineries de Gravenchon et de Fos-sur-Mer, l’intervention policière sur les dépôts de Fos, dans la nuit de lundi à mardi, a été la goutte de trop. Celle qui a décidé les salariés à plonger dans un mouvement potentiellement long et ardu, sur ce site où « on ne fait quasiment jamais grève ». Et si les forces de l’ordre intervenaient, ici aussi ? « Ce n’est pas un blocage, c’est un piquet de grève, note M. Barbay. On leur offrira du café, ou on rentrera chez nous s’ils veulent, ça ne changera rien, on est en grève et plus aucune goutte de pétrole ne peut sortir du site. »
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