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Jean-Marc Jancovici : « Je ne suis pas un scientifique »

Jean-Marc Jancovici parle du climat, de l’énergie, de l’économie, mais en dehors du bilan carbone, il n’est pas un expert ni un scientifique, et il le reconnaît. Si plusieurs de ses constats, repris de la pensée écologiste, sont exacts, il multiplie erreurs et argumentations discutables sur l’énergie et le nucléaire.

[Jean-Marc Jancovici, 2/3] « Meilleur expert mondial du CO2 », « gourou », « génie absolu »... Qui est vraiment Jean-Marc Jancovici, polytechnicien au franc-parler et brillant vulgarisateur, adulé par certains et agaçant nombre d’experts ? Enquête sur un ingénieur concepteur du bilan carbone, nucléariste engagé dans la lutte contre le changement climatique, et prospère patron de PME.


Il y a beaucoup d’idées ou de constats faits par Jean-Marc Jancovici avec lesquels on ne peut qu’être d’accord — sans doute parce qu’ils irriguent la pensée écologiste depuis des décennies. Il comprend et explique bien le climat, et a par exemple raison de souligner que l’accumulation de CO2 dans l’atmosphère est « un processus fondamentalement irréversible, une expérience qu’on ne fera qu’une fois ». [1]

Le pic de pétrole est central dans son raisonnement, peut-être plus que le changement climatique. Dans la foulée du rapport du Club de Rome, qui est une de ses sources d’inspiration, il raisonne sur une quantité physique finie de fossiles : « L’extraction annuelle [va] passer par un maximum et décliner en tendance ensuite. Après une période d’euphorie, qui est en train de toucher à sa fin pour le pétrole et arrivera au plus tard dans les décennies à venir pour le gaz, la consommation devra devenir décroissante. » [2] Cette préoccupation inquiète depuis les années 2000 nombre d’écologistes, mais aussi d’experts stratégiques. Atténuée par le boum du gaz de schiste aux États-Unis durant les années 2000, la perspective du pic de pétrole reprend de la pertinence.

Il assure que la possibilité de maintenir durablement la croissance du PIB est douteuse, comme le disent les écologistes depuis le [rapport au Club de Rome sur les limites de la croissance, en 1972, et dans une critique réactivée par le mouvement de la décroissance à partir de 2002. [3]

« Nous allons devoir réduire notre consommation matérielle parce qu’elle a atteint un niveau qui n’est tout simplement pas durable. » [4] « Atterrir en douceur, sans léguer à nos enfants un monde dont nous ne voudrions pas pour nous-mêmes, sera le défi de notre siècle. » [5] On ne peut qu’être d’accord avec ces deux phrases, qui disent clairement les choses.

Jean-Marc Jancovici, en 2019. Cyrille Choupas pour Socialter

Jean-Marc Jancovici énumère aussi des solutions ou des objectifs dans lesquels les personnes conscientes des enjeux de l’époque se retrouvent : dégonfler les mégapoles, rendre les bâtiments aptes à fonctionner sans énergie, multiplier les transports en commun, rendre les produits plus réparables, décarboner la production électrique, reconfigurer le paysage agricole, rénover thermiquement les bâtiments, limiter par la réglementation la consommation des voitures et des camions neufs, taxer l’énergie de manière croissante, limiter la quantité de viande que l’on mange, arrêter d’injecter des milliards dans le transport aérien [6], etc. Rien d’original, dans tout ceci énoncé de longue date par le mouvement écologiste, mais bien formulé.

Expert en balourdises

Mais si l’on peut trouver dans la masse de ses propos nombre de remarques et de raisonnements pertinents, ils côtoient des erreurs problématiques et des argumentations discutables. Un point de départ pour comprendre ces incohérences est de saisir que M. Jancovici n’est expert de rien, sinon du bilan carbone. Certes, dit le climatologue Hervé Le Treut, « il a une formation scientifique réelle, une compréhension technique, mais il ne s’est jamais astreint aux règles de la communauté scientifique, qui consiste à se soumettre à la relecture » [7].

Or, comme le dit Jancovici, « un expert est considéré comme expert quand il a une compétence reconnue par ses pairs, et quand il a publié dans des journaux scientifiques à comité de lecture des conclusions, des théories ou des démonstrations qui n’ont pas été invalidées par le même canal ». [8] Selon sa propre définition, Jean-Marc Jancovici n’est pas un expert puisque, comme il le reconnaît, « je n’ai pas publié d’article dans des revues scientifiques. Je ne suis pas un scientifique » [9]. Cela contribue au vif agacement que suscitent chez les spécialistes de l’énergie ou les économistes ses jugements à l’emporte-pièce. Comme le résume un participant du Haut Conseil pour le climat, « il s’exprime avec beaucoup d’assurance sur des sujets qu’il ne connaît pas ».

D’opinions présentées comme des évidences, il n’est pas avare. Ainsi à propos de la politique allemande, conduite à l’entendre par de parfaits incompétents, comme en témoigne l’insuccès de ce pays dans tous les domaines : « Le “consensus politique” allemand ne s’encombre pas plus de règles de trois que chez nous. Personne, dans le monde politique, ne se donne la peine de faire quelques calculs de coin de table. » [10] Plus ennuyeux pour quelqu’un qui prétend parler à partir des faits et non des opinions [11], Jean-Marc Jancovici assène des erreurs ou approximations avec une assurance si massive que les auditeurs les avalent comme du bon pain.

Conférence de Jean-Marc Jancovici, à l’université JiaoTong ParisTech, en octobre 2015. Capture d’écran YouTube/Jean-Marc Jancovici

Ainsi, à propos du gaz de schiste, « la fracturation des roches à 3 000 mètres sous terre ne présente aucun inconvénient particulier ». [12] Si, bien sûr ! Les dégâts environnementaux de l’exploitation du gaz et du pétrole de schiste sont très lourds, comme on l’observe en Argentine et aux États-Unis. Et il est étonnant qu’un homme aussi préoccupé par le changement climatique ne prête pas attention aux dégagements par cette industrie du méthane, un des gaz les plus réchauffant qui soient, même si la quantité et l’effet global de ces émissions font l’objet d’une controverse scientifique. [13]

De même, le forage de roche-mère se ferait « avec de l’eau et quelques additifs et qui sont de l’ordre de l’eau de javel qu’on met dans la piscine et du produit de vaisselle, et un peu de gélifiant qu’on trouve dans les cosmétiques ». [14] Cette affirmation fait bon compte du secret industriel pesant sur la composition des fluides de fracturation. À partir de données accessibles, des chercheurs ont cependant identifié 353 produits chimiques dans les fluides qu’ils ont pu étudier, produits dont beaucoup ont des effets toxiques avérés. [15]

Dans un autre domaine, il affirme que « le système anglais ne pratique plus de greffe d’organes pour des personnes de plus de 65 ou 70 ans » [16], ce qui est simplement faux.

« Ce que vous payez, ce n’est pas l’énergie elle-même, mais le travail qu’il faut consacrer à son extraction de l’environnement » [17] : cette niaiserie fait bien rire en Arabie saoudite, où le premier cheik venu expliquerait au polytechnicien que le prix du pétrole comprend, outre le coût du travail, la rente du propriétaire et le profit du capital.

En matière de chiffrage économique, d’ailleurs, l’amateur des calculs de coins de table a un problème avec les faits. Il affirme ainsi que « l’idée selon laquelle le nucléaire serait cher et les énergies renouvelables pas chères ne correspond à aucun fait observable ». [18] L’actionnaire de Carbone 4 — un cabinet de conseil vendant des bilans carbone aux entreprises — devrait être plus attentif à ce que font ses clients : par exemple, dans l’appel d’offres qu’EDF a remporté en 2020 à Abu Dhabi, la compagnie annonce un coût de production de l’électricité solaire de 1,35 cent de dollar le kilowattheure soit, si l’on ajoute une marge opérationnelle de 15 %, un prix de l’ordre de 1,55 cent — à peu près 1,3 centime d’euros [19]. À comparer au coût de 11 centimes calculé pour l’EPR de Flamanville par la Cour des comptes [20].

Ce dédain des faits dérangeants se retrouve dans d’autres domaines : « L’efficacité énergétique de l’économie, en gros, on a été capables de gagner 30 % en un peu plus de cinquante ans. Et même si je regarde sur les vingt dernières années, eh bien on est plutôt à −10 %. » [21] Ce qui fait sursauter Bertrand Château, cofondateur d’Enerdata, un cabinet réputé d’analyse énergétique : « C’est faux, et c’est grave ! L’efficacité énergétique, mesurée par l’intensité énergétique finale — c’est-à-dire le rapport entre énergie finale et PIB en monnaie constante — a progressé d’un facteur 2 dans l’Union européenne au cours des quarante dernières années, 2,5 aux États-Unis et 7,2 en Chine… »

Le polytechnicien présente aussi souvent les choses de manière fallacieuse. Détaillons par exemple ce qu’il dit des déchets nucléaires : « Tous les déchets nucléaires de quarante ans d’exploitation des centrales nucléaires françaises tiennent dans cet amphi » [22]. Ceci est parfaitement faux, on va le voir, mais il est plus précis dans une autre conférence : « La totalité des déchets emmerdants, ceux qui sont à longue durée de vie et à haute activité qu’on a créé depuis le début du parc nucléaire français, occupe le volume d’un gymnase. » [23] Il reprend là une comparaison lancée naguère par Mme Lauvergeon, la brillante personne qui a conduit Areva à la faillite en 2017— évitée grâce au renflouement par l’État. Mme Lauvergeon, qui avait elle aussi un aplomb à décorner les bœufs, employait l’image des piscines olympiques. [24]

M. Jancovici a fait progresser la physique nucléaire en transformant les piscines en gymnases, mais le bobard n’en reste pas moins un bobard. Il suffit simplement d’oublier que ces « déchets emmerdants » dégagent une radioactivité phénoménale, impliquant des protections massives. Un gymnase a un volume d’environ 7 400 m3 [25]. Selon l’Andra [26], fin 2019, on avait accumulé 4 090 m3 de ces déchets enveloppés d’une gangue de matière protectrice, l’ensemble étant appelé « colis primaire ». Mais ils ne sont pas stockables durablement en l’état, et l’Andra prévoit de reconditionner ces colis primaires dans des « colis de stockage » tels que « le volume des colis de stockage rapporté au volume des colis primaires représente de l’ordre d’un facteur 3 pour les déchets HA et de l’ordre d’un facteur 4 pour les déchets MA-VL » [27]. Ainsi, il faut compter 12 270 m3. Auxquels il faut ajouter les combustibles MOX usagés, eux aussi très chauds et très radioactifs, soit 2 270 tonnes, ou environ 2 300 m3, là aussi à envelopper, d’où un volume multiplié par trois, ou 6 900 m3. On se retrouve ainsi avec 19 170 m3, soit près de trois gymnases. Qui nécessitent en fait, dans le schéma prévu par les nucléaristes avec l’enfouissement à Bure, une installation industrielle énorme requérant l’excavation de 10 millions de mètres cubes [28], ou environ 1 350 gymnases, pour y caser ces HAVL et MOX, ainsi que toutes sortes de déchets « emmerdants », c’est-à-dire radioactifs pendant des milliers d’années, les installations de surface devant occuper 600 hectares et les installations souterraines s’étendant sur 15 km²... [29]

Tout cela se complique encore du fait que l’industrie nucléaire génère des déchets radioactifs à toutes les étapes de la transformation du minerai d’uranium en combustible, et que le choix français du retraitement a multiplié les types de rebuts dangereux nécessitant chacun des précautions particulières. Si bien que l’on trouve des stockages pour un total de 1,5 million de mètres cubes de déchets radioactifs aux quatre coins de la France — la vérité est que l’on ne sait quoi en faire.

Piscine d’entreposage de déchets nucléaires à l’usine Orano de La Hague.

La prospective du voltigeur des coins de table

Ces jugements à l’emporte-pièce et erreurs factuelles signifient que les propos de Jean-Marc Jancovici méritent une attention plus soutenue que ne le suggère la force apparente de ses conférences. Mais venons-en aux points critiques de son argumentation générale. On peut commencer par l’énergie nucléaire, qui est une des obsessions de Jean-Marc Jancovici.

Une de ses prestations publiques montre clairement l’ordre de ses priorités. Dans une longue interview le 7 novembre 2019 sur France Culture, alors qu’il se plaignait de ne pas parler assez d’autres sujets que le nucléaire, il a consacré deux minutes à la nécessité de réduire fortement les émissions de gaz à effet de serre et « de se mettre au régime ». Mais plutôt que de développer ce thème des plus importants, il est revenu spontanément au nucléaire, alors que le journaliste Guillaume Erner lui ouvrait la porte sur la réduction de la consommation. Jancovici a relancé la discussion sur le nucléaire et les énergies nouvelles pour le reste de l’émission, oubliant climat et sobriété, n’y revenant que dans les deux dernières minutes, sur une relance du journaliste [30].

La centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine, dans le Grand Est, en 2015. Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0/François Goglins

Pourquoi le nucléaire ? Parce que selon Jancovici, face au changement climatique, « c’est une forme de production d’électricité qui présente le moins d’inconvénients pour une production donnée ». [31] En effet, les émissions de dioxyde de carbone par la production d’énergie nucléaire sont faibles. La question est plus subtile qu’il n’y paraît, comme l’a montré une étude parue en 2020, constatant en comparant des mix énergétiques comportant du nucléaire et des renouvelables que la réduction des émissions est bien plus forte quand on table sur les renouvelables. [32] Mais passons.

Jancovici néglige des aspects cruciaux, comme les déchets radioactifs, on l’a vu, mais aussi les conséquences des accidents nucléaires. Il serait fastidieux d’analyser ici ses affirmations à propos des conséquences des accidents de Tchernobyl et de Fukushima, mais retenons simplement que ces deux catastrophes ont eu un impact désastreux sur les pays qui en ont été victimes, impacts qui se font encore sentir aujourd’hui. La possibilité de la survenue d’un tel accident en France, qui est depuis 2014 reconnue et préparée par l’État, est un motif légitime de juger irrationnelle un nouveau développement de l’énergie nucléaire.

Mais le pivot de l’analyse de Jancovici est de prétendre que le coût de l’électricité atomique est faible. Il assure ainsi que « reconstruire le parc français à l’identique avec des EPR coûte en gros 240 milliards d’euros » [33], soit un coût du réacteur à moins de 5 milliards d’euros, ce qui paraît très hasardeux vu que l’EPR de Flamanville, toujours inachevé, en est déjà à plus de 12 milliards d’euros, tout comme celui en construction en Finlande. Jancovici oublie de surcroît, comme tous les nucléaristes, un paramètre économique crucial : le nucléaire n’est pas assuré pour le coût des accidents qu’il peut provoquer, ce coût potentiel étant supporté par l’État depuis la Convention de Paris en 1960 [34]. Si les fabricants et les exploitants des centrales de Tchernobyl et de Fukushima avaient dû prendre en charge les centaines de milliards d’euros, au bas mot, qu’a coûté aux États concernés la gestion de ces catastrophes, l’énergie nucléaire se serait arrêtée par faillite ; par exemple, « en 1991-1992, les compensations et les relogements nécessitent 225 % du budget national de la Biélorussie, 16,5 % pour l’Ukraine ». [35]

Enfin, la prospective imaginée par le voltigeur des calculs de coins de table est irréaliste : selon lui, remplacer toutes les centrales à charbon par du nucléaire d’ici 2050 impliquerait de « construire 1 800 gigawatts de réacteurs, pour un total d’investissements de 5 000 à 6 000 milliards de dollars » [36]. Soit environ 1 800 réacteurs. Sachant qu’en 2019 l’on comptait 408 réacteurs en fonctionnement dans le monde [37] et que dans la période la plus prospère du nucléaire, quinze entraient en service chaque année, il faudrait cent-vingt ans pour avoir remplacé les centrales à charbon [38]. Tard, trop tard pour le changement climatique, en supposant même qu’il n’y aurait pas d’accident, que les coûts seraient tenus, qu’il y ait assez d’uranium pour tous ces réacteurs, qu’on aurait trouvé une solution pour les déchets radioactifs, etc.

Plutôt que de consacrer autant d’efforts pour entretenir le rêve que le nucléaire pourrait être une énergie d’avenir, M. Jancovici ferait mieux d’investir son talent sur les enjeux concrets. En fait, il passe totalement à côté du phénomène majeur engagé depuis une dizaine d’années, qui est le développement mondial des énergies renouvelables. Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), elles constituent maintenant chaque année 90 % des capacités nouvelles de production électrique [39]. Cela ne veut pas dire que les renouvelables sont la panacée, et M. Jancovici a raison de s’interroger sur la consommation des matériaux suscitée par le développement massif des énergies renouvelables (problème qu’a récemment reconnu l’AIE), ainsi que les enjeux d’espace occupé par ces énergies. C’est ce que font nombre d’écologistes en débat avec les zélateurs de la croissance verte, pour qui les renouvelables sont LA solution. Mais les questions de M. Jancovici seraient plus constructives si elles n’apparaissaient pas comme un alibi pour promouvoir le nucléaire.

Au demeurant, Jean-Marc Jancovici n’est pas seulement un vulgarisateur tordant les faits qui ne cadrent pas avec ses opinions, il a aussi une vision du monde et de la société qui vaut d’être analysée, comme nous allons le voir dans le volet suivant de cette enquête.


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