TRIBUNE

Une révolution urgente semble nécessaire dans l’usage des antifongiques

Dans une tribune publiée en exclusivité, des chercheurs appellent à suspendre l’utilisation de ces produits utilisés dans l’agriculture tant qu’une estimation des dangers pour la santé n’aura pas été réalisée par des organismes publics et indépendants des industriels.
par un collectif, de chercheurs et de médecins
publié le 15 avril 2018 à 17h46

Nous sommes un collectif de chercheurs, cancérologues, médecins, et toxicologues, du CNRS, de l’Inserm, de l’Université, et de l’Inra. Au moment où se multiplient les communications alarmantes sur l’effondrement de la biodiversité en France, en Europe et dans le monde, il nous paraît urgent d’attirer l’attention sur les risques potentiels pour la santé humaine et l’environnement de l’usage d’une classe de pesticides, les SDHI (inhibiteurs de la succinate déshydrogénase), désormais utilisés à grande échelle comme antifongiques en agriculture. Ces fongicides visent à détruire les champignons, moisissures qui se développent sur les végétaux dans les cultures, les produits de récolte et les fruits. En France ce sont de l’ordre de 70 % des surfaces de blé tendre et près de 80 % de celles d’orge d’hiver qui sont traitées par les SDHI (données de 2014). S’y ajoute le traitement des semences, des fruits (raisins et des agrumes), mais aussi des pelouses, notamment celles des terrains de golf.

Les SDHI visent à bloquer une étape clé de la respiration des champignons, celle assurée par la succinate déshydrogénase (SDH). Or, les cellules de tous les êtres vivants respirent. Tous. Depuis les micro-organismes, les champignons, les plantes, les animaux, jusqu'aux hommes. Ce processus essentiel à la vie est rendu possible grâce à la présence dans chaque cellule d'«usines à énergie», les mitochondries. Présentes en grand nombre dans chaque cellule, elles jouent un rôle fondamental en libérant l'énergie contenue dans nos aliments (sucres, graisses, protéines) sous forme de carburant et de chaleur, à travers la respiration cellulaire. Cette dernière est assurée par un ensemble de protéines, les enzymes mitochondriales, qui agissent de concert pour assurer une suite de réactions biochimiques. Si l'une de ces enzymes est défectueuse, la respiration des cellules se fait moins bien et chez l'homme cela conduit à l'émergence de nombreuses maladies, certaines très graves (1).

Dans cette suite de réactions biochimiques, la SDH joue un rôle crucial, et il est connu depuis longtemps maintenant que des mutations génétiques de la SDH, entraînant la perte de son activité, sont la cause de maladies humaines. Ces mutations peuvent être d'une part à l'origine d'encéphalopathies sévères chez de jeunes enfants, la première identifiée en France en 1995 par une équipe de l'Hôpital Necker (2). D'autres mutations, identifiées dès 2000 par une équipe américaine (3), puis une équipe de l'hôpital européen Georges-Pompidou (4) peuvent entraîner la formation de tumeurs du système nerveux au niveau de la tête ou du cou, ou encore dans les zones thoraciques, abdominales ou pelviennes. Elles prédisposent en outre à certains cancers du rein, ou du système digestif (5). Ainsi des anomalies du fonctionnement de la SDH peuvent entraîner la mort des cellules en causant de graves encéphalopathies, ou au contraire une prolifération incontrôlée des cellules, et se trouver à l'origine de cancers. Des anomalies de la SDH sont aussi observées dans d'autres maladies humaines, telles que l'ataxie de Friedreich, le syndrome de Barth, la maladie de Huntington, de Parkinson et certaines asthénozoospermies (perturbation de la mobilité des spermatozoïdes). Ces données établissent le rôle essentiel de cette enzyme dans la santé humaine.

La respiration cellulaire et l’enzyme SDH, universelles, fonctionnent dans toutes les espèces vivantes. Comment ne pas se sentir concernés par la présence des SDHI dans nos assiettes à travers la contamination des aliments ? Comment de tels pesticides ont-ils pu être mis sur le marché avec l’assurance de n’avoir aucun impact sur la santé humaine, mais aussi sur l’écosystème tout entier ?

Nos travaux de recherche sur l'enzyme SDH ont mis en évidence un mécanisme très particulier de dérèglement cellulaire : le blocage de cette enzyme conduit à l'accumulation d'une petite molécule, le succinate. Celui-ci va entraîner à long terme, un changement de la structure de notre ADN : ce sont des phénomènes de modifications épigénétiques (6). Ces anomalies épigénétiques liées au blocage de la SDH vont déréguler des milliers de gènes, expliquant la survenue de tumeurs et cancers, sans pourtant entraîner de mutations dans les gènes comme c'est souvent le cas des carcinogènes. Et ces modifications, contrairement aux mutations, ne sont pas détectées, ni testées, au cours des tests de toxicité conduits avant la mise sur le marché des pesticides.

En tant que chercheurs et médecins, nous avons dédié ces deux dernières décennies à comprendre comment la perte de fonction de la SDH pouvait être la cause de ces maladies et à chercher comment traiter les patients. Pour d'autres, nous consacrons notre activité de recherche à l'évaluation de l'impact des polluants environnementaux sur la santé humaine (7). Ensemble, nous ne pouvons qu'être alarmé·e·s par l'utilisation à grande échelle des SDHI dans nos champs.

Les pesticides précédemment utilisés comme insecticides ou fongicides et qui visaient la mitochondrie et la respiration ont été graduellement abandonnés, du fait de leur dangerosité, de leur efficacité réduite et/ou de l’apparition de résistances. Comme substituant, les firmes ont obtenu l’autorisation de proposer les SDHI depuis 2009, SDHI dont elles se félicitent de la grande stabilité et persistance dans l’environnement.

A ce titre, il nous semble pour le moins étrange qu’aucun des laboratoires de recherche spécialistes de la SDH dans les pathologies humaines, n’ait été consulté. Il est aujourd’hui très difficile d’accéder aux informations ayant donné lieu aux autorisations de mise sur le marché pour ces molécules, mais, à notre connaissance, seuls quelques tests sur la toxicité chez l’humain ont été réalisés par les firmes elles-mêmes.

(1) «Genetic and Biochemical Intricacy Shapes Mitochondrial Cytopathies», de Turnbull, Rustin, in Neurobiol Dis, 12 février 2015, 92, 55-63.
(2) «Mutation of a Nuclear Succinate Dehydrogenase Gene Results in Mitochondrial Respiratory Chain Deficiency», de Bourgeron, Rustin, Chrétien… in Nat Genet, octobre 1995, 11(2), 144-149.
(3) «Mutations in SDHD, a Mitochondrial Complex II Gene, in Hereditary Paraganglioma, de Baysal, Ferrell, Willett-Brozick… in Science, 4 fév. 2000, 287 (5454), 848-851.
(4) «The R22X Mutation of the SDHD Gene in Hereditary Paraganglioma Abolishes the Enzymatic Activity of Complex II in the Mitochondrial Respiratory Chain and Activates the Hypoxia Pathway», de Gimenez-Roqueplo, Favier, Rustin… in Am J Hum Genet, décembre 2001, 69(6), 1186-1197.
(5) «Defects in Succinate Dehydrogenase in Gastrointestinal Stromal Tumors Lacking KIT and PDGFRA Mutations», de Janeway, Kim, Lodish… in Proc Natl Acad Sci USA, 4 janv. 2011, 108 (1), 314-318.
(6) «SDH Mutations Establish a Hypermethylator Phenotype in Paraganglioma», de Letouzé, Martinelli, Loriot… in Cancer Cell, 10 juin 2013, 23(6), 739-752.
(7) «The Environmental Carcinogen Benzo[a]pyrene Induces a Warburg-Like Metabolic Reprogramming Dependent on NHE1 and Associated With Cell Survival» de Hardonniere, Saunier, Lemarié… in Sci Rep, 4 août 2016, 6, 30776.
(8) «A New Threat Identified in the Use of SDHIs Pesticides Targeting the Mitochondrial Succinate Dehydrogenase Enzyme», de Benit, Bortoli, Huc, Schiff, Gimenez-Roqueplo, Rak, Gressens, Favier, Rustin in BioRxiv 289058, doi: https:/doi.org/10.1101/289058

Paule Bénit PhD, ingénieure de recherches IR2 à l'Inserm, Dominique Chrétien PhD, ingénieur de recherches IR2 à l'Inserm Malgorzata Rak PhD, chargée de recherches CR1 au CNRS, Manuel Schiff MD, PhD, pédiatre, maître de conférences des universités, praticien hospitalier APHP, Pierre Rustin PhD, directeur de recherches CE au CNRS, unité Inserm UMR1141, (équipe physiopathologie et thérapie des maladies mitochondriales), hôpital Robert-Debré, université Paris-Diderot, Judith Favier PhD, directrice de recherches DR2 à l'Inserm, Anne-Paule Gimenez-Roqueplo MD, PhD, professeure, APHP-Université, unité Inserm UMR970 (équipe phéochromocytomes et paragangliomes), hôpital européen Georges-Pompidou, université Paris-Descartes, Sylvie Bortoli PhD, ingénieure de recherches IR1 à l'INSERM, UMR 1124, (équipe toxicologie, pharmacologie et signalisation cellulaire), université Paris-Descartes, Laurence Huc PhD, chargée de recherches CR1 Inra, unité Inra - Toxalim (équipe contaminants et stress cellulaire), université Toulouse-Paul-Sabatier.

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