Interview

Les fongicides SDHI sont «un cas d’école pour appliquer le principe de précaution»

Même si l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) a publié mardi un avis rassurant quant aux risques potentiels de cette classe de pesticides destinée à lutter contre les champignons, Pierre Rustin, directeur de recherches au CNRS maintient son alerte.
par Coralie Schaub
publié le 16 janvier 2019 à 20h39

Notre santé est-elle menacée par les fongicides inhibiteurs de la succinate déshydrogénase (SDHI)? Que nenni, rassurez-vous, répond en substance l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) dans un avis publié mardi. Après l'alerte lancée le 16 avril 2018 dans Libération par des médecins et scientifiques sur les risques potentiels pour l'homme et l'environnement de cette classe de pesticides destinée à lutter contre les champignons et moisissures, l'Anses avait concédé la constitution d'un groupe d'experts dédié, chargé d'«examiner sans délai les éléments évoqués» par les lanceurs d'alerte.

Ces experts ont rédigé un rapport de 92 pages daté de décembre 2018. A l'issue de ces travaux, qui «ont pris en compte l'ensemble des éléments scientifiques disponibles», l'Anses conclut dans son avis que «les informations et hypothèses évoquées n'apportent pas d'éléments en faveur d'une alerte sanitaire pour la santé humaine et l'environnement en lien avec l'usage agricole de ces fongicides qui pourrait justifier la modification ou le retrait des autorisations de mise sur le marché».

La question n'était pourtant pas anodine. Autorisés en Europe à partir de la fin des années 2000, ces fongicides sont désormais massivement utilisés sur les cultures (blé, avoine, orge, seigle, tournesol, colza, pommiers, amandiers, cerisiers, asperges, carottes, fraisiers, laitue…). Ils sont donc omniprésents dans nos assiettes et boissons. Or leur mode d'action inquiète les scientifiques lanceurs d'alerte. Pour schématiser, les SDHI bloquent la respiration des cellules des champignons (en inhibant l'activité de l'enzyme SDH, la succinate déshydrogénase) mais «ils bloquent aussi très efficacement tant la SDH des nématodes ou des vers de terre que la SDH humaine», explique Pierre Rustin, directeur de recherches au CNRS dans l'Unité Inserm 1141 et cosignataire de la tribune publiée en avril dernier. Ce dernier n'est pas rassuré du tout par l'avis de l'Anses. Il maintient son alerte. Car des anomalies de fonctionnement de la SDH «peuvent entraîner la mort des cellules en causant de graves encéphalopathies, ou au contraire une prolifération incontrôlée des cellules et se trouver à l'origine de cancers», écrivaient les chercheurs dans Libération. Sans compter d'autres maladies, comme celle de Parkinson ou la perturbation de la mobilité des spermatozoïdes…

Comprenez-vous les conclusions rassurantes de l’Anses quant aux risques potentiels liés aux fongicides SDHI ?

Pas du tout. Il nous semble que l'Anses n'est absolument pas en position de délivrer ce message rassurant. Ce qu'elle ne relève pas, c'est que le rapport qu'elle a commandé souligne qu'il existe un fort degré d'incertitudes sur nombre de questions. Par exemple, les tests de toxicité tels qu'ils sont faits actuellement ne permettent pas de détecter si le blocage de la SDH par les SDHI pose un problème pour les cellules humaines. C'est pourtant une question fondamentale, car cela veut dire que nous n'avons pas pour le moment les instruments permettant d'étudier la toxicité potentielle de ces pesticides. Ce qui est vrai c'est qu'aujourd'hui, il n'existe pas de données épidémiologiques qui montreraient un grave problème sanitaire causé par ces pesticides mais c'est parce qu'on n'a pas assez de recul : il faut peut-être vingt ans pour qu'ils aient un effet. Toutes ces études pourraient être faites, mais pour le moment, elles ne sont pas là.

Même incertitude quant à l'impact sur la faune : ces molécules SDHI tuent en particulier les champignons, mais pas uniquement. Ce ne sont pas du tout des fongicides, ce sont des pesticides au sens large, des poisons qui empêchent les cellules de n'importe quel être vivant de respirer. Donc tous les organismes vivants sont potentiellement visés, les vers de terre, les abeilles, etc. D'ailleurs, certains inhibiteurs de la SDH sont vendus comme insecticides. Donc pour éviter des erreurs d'appréciation en regard du principe de précaution, l'Anses devrait raisonnablement recommander de surseoir à l'usage de ces pesticides, tant que les incertitudes pointées dans le rapport sur des points pourtant importants n'ont pas été levées. Tant qu'elles ne sont pas levées, on ne devrait pas continuer à utiliser ces molécules, c'est impossible, c'est trop dangereux.

Vous maintenez donc votre alerte…

Totalement.

L’Anses relève pourtant que «le niveau des expositions alimentaires totales rapportées aux seuils toxicologiques actuellement établis est faible»…

Ce qui est vrai, c'est que quand on dose les SDHI dans l'alimentation humaine, il y en a très peu. Mais toute la toxicité liée aux SDHI dépend du fait que les SDHI sont stables ou non dans l'organisme, peuvent ou non aller dans certaines cellules plutôt que dans d'autres et y rester cachés… et personne n'en sait rien du tout. Au bout de combien de temps il y a un effet ? Nul ne le sait. Et quid des mélanges ? Etc.

Le rapport dit que ces substances sont rapidement métabolisées et éliminées…

Il y en a une partie qui est métabolisée. On nous a dit que les cellules humaines sont insensibles aux SDHI, parce que tout va être détruit dans celles-ci. Or on sait maintenant que ce n'est pas vrai du tout, ce n'est pas cela qui se passe. On sait que les cellules humaines meurent quand elles sont exposées dans certaines conditions aux SDHI. Nous avons été très déçus vendredi dernier lorsque l'Anses nous a présenté le rapport. Nous espérions avoir des éléments nouveaux indiquant que nous avions tort, et en fait non, il n'y a pas eu d'éléments nouveaux. Tandis que nous, de notre côté, nous avons des éléments nouveaux du point de vue de la biochimie, qui montrent que vraiment, les SDHI sont potentiellement dangereux pour les cellules humaines en culture.

Ces éléments nouveaux, vous les avez mis en évidence depuis votre alerte il y a un an ?

Oui, car nous avons testé d'autres SDHI. Et in vitro, en laboratoire, nous avons trouvé des conditions dans lesquelles les SDHI ont des effets spectaculaires. Ces résultats ne sont pas encore publiés, mais sachez qu'ils sont là. Nous avions publié l'an dernier un premier papier qui montrait déjà que les SDHI étaient inhibiteurs de l'enzyme SDH chez l'homme. Or le rapport d'expertise publié mardi prétend que cela n'a pas été montré et qu'il serait très intéressant de le faire. Mais c'est déjà fait ! Et ce que nous avons ajouté, là, c'est que les cellules humaines intactes sont inhibées par ces molécules et meurent. Par contre, si on les cultive dans des conditions standards, sans SDHI, les cellules ne meurent pas.

Cette expertise commandée par l’Anses ne vous paraît donc pas très sérieuse ?

Les experts que nous avions en face de nous n'étaient pas des spécialistes, ni des maladies mitochondriales (liées à un trouble de la chaîne respiratoire des mitochondries, des structures intracellulaires responsables de la production énergétique des cellules), ni du dysfonctionnement des mitochondries. Donc il était très difficile d'avoir une discussion scientifique avec des gens qui ne connaissent pas les choses. Je m'attendais pourtant à avoir des collègues qu'on connaît, qui ont une reconnaissance scientifique établie, ce qui n'était pas le cas du tout.

Que comptez-vous faire, désormais ?

Nous allons nous concerter et produire un texte pour analyser cette expertise au mieux et donner à nouveau notre point de vue. Ensuite, nous allons publier les résultats que nous avons obtenus sur les cellules humaines et les SDHI. Et on espère que l'Anses bougera.

L’Anses promet de poursuivre les investigations et assure que le dossier n’est pas clos…

Oui, il est vrai que le discours a complètement changé. La première fois qu'on a alerté l'Anses, en 2017, c'était «circulez, il n'y a rien à voir, ce que vous dites n'a pas d'intérêt». Grâce à notre alerte dans Libération, l'agence nous dit désormais «oui, c'est dangereux, mais vous n'avez pas de preuves de la toxicité». Et nous répondons qu'il s'agit là vraiment d'un cas d'école pour appliquer le principe de précaution. Il ne faut pas attendre pendant des années et risquer de se retrouver un jour avec des malades ou des morts. C'est une folie.

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