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"Vous êtes où les Arméniens ?" : expédition punitive pro-Erdogan en Isère et dans le Rhône
Le défile sauvage des membres de la communauté turque, le 28 octobre au soir, à Vienne
Capture d'écran Twitter

"Vous êtes où les Arméniens ?" : expédition punitive pro-Erdogan en Isère et dans le Rhône

Récit

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Une expédition punitive a été menée par plus de 200 jeunes membres de la communauté turque contre des ressortissants arméniens à Vienne (Isère) puis à Décines (Rhône), mercredi soir. Ciblé par des tirs de projectiles, un équipage de police a tiré au LBD40 pour se dégager. Pro-Turcs et pro-Arméniens s'étaient affrontés sur l'A7 le matin même. Il y a au moins trois blessés. Une enquête a été ouverte.

Quelques minutes avant le couvre-feu, ce soir du 28 octobre, une foule compacte et hostile s’empare des rues de Vienne (Isère). « Vous êtes où les Arméniens ? », hurlent ces noctambules, dont certains brandissent des drapeaux turcs ou crient « Allah Akbar ». Sur son chemin, ce cortège sauvage de plus de 200 personnes rencontre une voiture de police. Sous les tirs de projectiles et de mortiers d'artifice, les policiers reculent, leur pare-brise est éventré, ils finissent par s'enfuir par une ruelle. Les images spectaculaires de ce raid anti-Arméniens ont massivement circulé dans la soirée sur des réseaux sociaux comme Snapchat et Twitter. Cette descente avait pour source les affrontements au Haut-Karabagh.

Échauffourées sur l’A7

Tout débute un peu plus tôt dans la journée. Vers 7 h 30 ce matin-là, quelque 300 ressortissants arméniens bloquent le péage de Reventin-Vaugris de l’autoroute A7 (Isère). Aux cris de « Erdogan, terroriste ! », drapeaux rouge-bleu-orange à la main, ils réclament la reconnaissance internationale du Haut-Karabagh, une enclave arménienne autonome, en guerre avec l’Azerbaïdjan (soutenu par le Turquie) depuis le 27 septembre 2020. Ce rassemblement n’était pas officiellement déclaré, « il s’est organisé de manière anarchique via des boucles Whatsapp et les réseaux sociaux », explique Sarah Tanzilli, Présidente de la Maison de la Culture arménienne de Décines et membre du conseil d’administration du Comité de défense de la cause arménienne (CDCA).

Soudain, entre 5 à 7 personnes se revendiquant de la communauté turque sortent des colonnes de véhicules arrêtés. Ce face-à-face vire à la bataille rangée. Des couteaux sont dégainés, des coups échangés. Les pro-Arméniens s’équipent de branchages. Un pro-Turc est lynché sur le bord de l'autoroute. Et au milieu de ce tumulte, un jeune homme gît sur l’asphalte, une coulée rouge au niveau de la tête. Blessé au marteau, cet homme de 23 ans, originaire de Valence, doit être transporté à l’hôpital en hélicoptère pour être opéré d’urgence de plusieurs fractures au crâne.

Deux personnes d’origine turque auraient également été blessées, parmi lesquelles un certain Helal O. qui s’est depuis exprimé à la télévision turque. Un téléphone perdu dans la bataille est en train d’être expertisé pour déterminer si la présence des pro-Erdogan était préméditée. « Ils partaient travailler, ils ont vu les Arméniens manifester en insultant les Turcs et en brûlant nos drapeaux », clame un jeune Français d'origine turque. Selon une source policière interrogée par Marianne, cette rencontre était « fortuite ».

Expédition punitive au couvre-feu

Dans la journée, les membres de la communauté turque fomentent des représailles. Certains le font à visage découvert sur les réseaux sociaux, ce qui alerte Sarah Tanzilli, du CDCA : « On a immédiatement prévenu les forces de police. Plusieurs de leurs représentants appelaient à se mobiliser sur Décines. » « Les Turcs ont voulu faire une contre-manifestation, mais beaucoup plus violente », confirme Yannick Biancheri, secrétaire départemental du syndicat Alliance.

En fin d’après-midi, ce sont une cinquantaine de véhicules qui se regroupent à Roussillon, une commune à la lisière de l’Ardèche. Ce cortège prend la direction de Vienne, à quelques kilomètres au Nord, « dans le but de faire un défilé démonstratif », selon la source policière. Cette descente commence vers 19 heures par le blocage de la circulation sur l’avenue principale, à grand renfort de coups de klaxons, de vrombissements d’accélérateurs et de tirs de feux d’artifice. Le cortège sauvage poursuit ensuite à pied dans les rues du centre-ville. Le pas est rapide, martial. Emmitouflés dans des drapeaux turcs, certains hurlant des slogans anti-arméniens : « Arménie terroristes ! »

« En quelques minutes nous avons vu déferler dans le centre-ville des centaines de jeunes hommes turcs surexcités, brandissant drapeaux, mais aussi battes de base-ball, barres à mine et fumigènes. Ils ont envahi le centre-ville », raconte à Marianne un témoin de la scène. « Ils cherchaient visiblement à en découdre et menaçaient les passants qui osaient les regarder. Les terrasses se sont vidées en 5 minutes. Beaucoup faisaient avec leur main le signe des Loups Gris, la milice ultranationaliste violente turque. »

Un véhicule sérigraphié s’est rapproché du centre-ville et s’est retrouvé dans un cul-de-sac. « Les manifestants ont eu une attitude hostile à notre égard, tirant au tir de mortier dans notre direction », poursuit la source policière. Pour pouvoir se dégager, les policiers ont tiré à deux reprises au lanceur de balle de défense (LBD) 40 mm.

« Notre voiture a été obligée de reculer. Heureusement, l’équipage a fait preuve de sang-froid », poursuit Yannick Bianchéri, dénonce des « effectifs sous-calibrés » dans le département pour faire face à ce genre de « débordements ».

Prévenus, et pressentant cette électricité entre Arméniens et Turcs, les forces de l’ordre stationnaient en prévision auprès de différents sites sensibles de la commune, en particulier devant la Maison de la culture arménienne. Il n’y a pas eu de blessé côté pro-Turcs selon nos informations.

Verbalisations à Décines

Quand tombe le couvre-feu, les agitateurs remontent à bord de leurs voitures, reprennent l’A7 et rejoignent la banlieue de Lyon, à Décines-Charpieu, 40 kilomètres plus au nord, aussi baptisée « petite Arménie » (5000 Arméniens sur les 28000 habitants recensés). Là, même mode opératoire : ils bloquent les rues, klaxonnent de manière chaotique. Mais une présence policière de plus de 101 fonctionnaires, selon les chiffres de la préfecture du Rhône, a tôt fait de les refroidir. Selon nos informations, plusieurs ont été verbalisés à hauteur de 135 euros pour non-respect du couvre-feu. Après 22 heures, le calme était revenu.

Les autorités ont mal digéré ces affrontements communautaires dans leurs juridictions. « Les tentatives d’intimidation et les actions communautaires hostiles n’ont pas leur place dans notre République », a réagi dès jeudi matin la préfecture de la région Auvergne Rhône-Alpes.

« À Istanbul, on est coutumier de ce genre de manifestations dans les quartiers arméniens. Mais je n’aurais jamais pensé, qu’en France, il soit possible qu’on se lance à la chasse aux Arméniens ! », s’émeut de son côté Sarah Tanzilli. L’objectif des Loups Gris en France (visés par une demande de dissolution) serait, selon elle, « d’intimider les Arméniens de France pour empêcher qu’ils n’organisent de manifestation et de limiter notre liberté d’expression par la peur. » Marianne révélait récemment que suite à des incidents de même nature à Décines-Charpieu, le 24 juillet dernier, des services de renseignement s’étaient penchés sur cette organisation paramilitaire turque et ses objectifs en France. « Les Loups gris sont l’un des piliers des basses œuvres des services secrets turcs. Même en France », assurait alors un porte-parole kurde.

Contactés par Marianne, plusieurs participants à ces défilés nocturnes contactés n’avaient pas encore réagi au moment de la publication de cet article.

« Les investigations sont en cours pour tenter d’identifier les auteurs », nous précise Audrey Quey, procureure de la République de Vienne, qui a ouvert une enquête pour violences sur policiers et dégradations de bien d’utilité publique. Des investigations qui devraient être facilitées par une chose : sur les nombreuses vidéos qu'ils ont diffusées, les pro-Erdogan ne dissimulaient pas leur visage.

À LIRE AUSSI >> Comment les "Loups gris", ces ultranationalistes turcs, tissent leur toile en France

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne