Vous avez aimé les Bonnets rouges ? Vous avez adoré les Gilets jaunes ? Alors préparez-vous à une nouvelle séquence en couleurs, car la taxe carbone est de retour ! A peine installée, la nouvelle Commission de Bruxelles a en effet proposé en décembre dernier d’en instaurer une lors de la présentation de son "pacte vert". Et, contre toute attente, cette initiative n’a pas provoqué de levée de boucliers lors du Conseil européen qui a suivi. Même les Polonais, qui avaient pourtant décidé de faire leur mauvaise tête ce jour-là, n’ont pas bronché. Les 27 se sont certes contentés de "prendre note"de l’intention d’Ursula von der Leyen, la nouvelle présidente de la Commission, d’avancer sur le sujet. Mais quand on voit les difficultés habituelles pour se mettre d’accord sur la moindre broutille, on peut tout de même dire qu’il s’agit déjà d’un bel exploit. Un projet plus détaillé devrait être présenté en 2021.

Mettons tout de suite les choses au point : il ne s’agit nullement d’accroître l’imposition de l’essence, comme voulait le faire Emmanuel Macron avant la crise des Gilets jaunes. Il s’agit juste de créer une taxe à l’entrée de l’Union européenne sur les produits fabriqués dans le reste du monde sans aucune préoccupation écologique. L’idée n’est d’ailleurs pas nouvelle. En 2006, Dominique de Villepin, alors Premier ministre, militait déjà pour cette mesure, poussée ensuite par Nicolas Sarkozy lors de son mandat présidentiel. Depuis, elle est presque devenue un lieu commun. Lors des dernières élections européennes, tous les partis de l’Hexagone l’avaient inscrite dans leur programme. Et les Allemands eux-mêmes, au départ très hostiles, ont fini par s’y convertir.

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Il faut dire qu’une telle taxe présenterait un énorme avantage pour tous les industriels du Vieux Continent : elle permettrait de mettre fin à une sorte de concurrence déloyale. Aujourd’hui, certains secteurs industriels européens très polluants, comme la sidérurgie, la production de verre ou encore de ciment, sont en effet soumis depuis 2005 à ce que l’on nomme le "système d’échange de quotas d’émission", ou "ETS" (pour "emissions trading system"). Sous ce nom un peu barbare se cache un dispositif assez simple à comprendre. Tous les ans, les 27 se fixent un objectif maximal d’émissions de gaz à effet de serre, et ils distribuent ensuite des "permis" aux 12.000 usines des secteurs concernés. Celles-ci doivent disposer de suffisamment de ces "autorisations" pour couvrir leur production. Si elles en ont trop, elles peuvent choisir de les conserver pour les années suivantes ou bien de les vendre. A l’inverse, lorsqu’elles n’en ont pas assez, il leur faut impérativement en acheter aux autres entreprises. Chaque année, le plafond maximal d’émissions est réduit. Le but est simple : inciter les industriels à investir pour utiliser des technologies moins polluantes, et donc réduire in fine les rejets de CO2 et autres composants qui contribuent au changement climatique.

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Le problème, c’est que les concurrents étrangers (hors UE), eux, ne sont pas soumis à un tel système – ou alors très partiellement. "L’Union européenne est, de loin, la plus exigeante, cela a créé un vrai biais de compétitivité", constate Bruno Grandjean, président de l’Alliance pour l’industrie du futur (AIF) et dirigeant du groupe Redex, qui fabrique des machines pour les usines du monde entier. Nous pourrions à la rigueur accepter de nous tirer une balle dans le pied si cette politique avait un réel impact sur l’environnement. Mais ce n’est même pas le cas. D’abord parce que le problème du CO2 est mondial : à eux seuls, la Chine, l’Inde et les Etats-Unis en rejettent six fois plus que l’UE. Et puis parce que le système mis en place par Bruxelles n’a jamais donné toute la mesure de son efficacité. Non seulement il est entaché par d’immenses escroqueries, mais il est affaibli par ce que les spécialistes appellent les "fuites de carbone".

Plutôt que de se prêter au coûteux jeu de l’achat de droits à polluer, de nombreuses entreprises préfèrent en effet délocaliser leurs usines dans des pays où elles peuvent rejeter du CO2 sans contrainte. Et les consommateurs eux non plus ne jouent pas le jeu, puisque beaucoup délaissent les produits européens, moins carbonés mais plus chers, au profit de leurs concurrents importés, meilleur marché mais plus polluants. "Résultat, nous pouvons certes nous féliciter d’avoir diminué nos émissions liées à la production, mais, comme ce que nous consommons est fabriqué ailleurs, il n’y a pas d’amélioration de notre empreinte carbone globale", résume Mireille Chiroleu-Assouline, professeure associée à Paris School of Economics (PSE).

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C’est précisément pour colmater ces failles que Bruxelles envisage d’instaurer une taxe aux frontières de l’UE. L’enjeu est d’autant plus important pour les dirigeants européens qu’ils affichent désormais l’objectif ambitieux d’atteindre la neutralité carbone en 2050. Or la mise en place de ces "droits de douane écologiques" pourrait permettre d’étendre le système de quotas à de nouveaux secteurs industriels. Elle pousserait également les autres pays à réduire leurs rejets et contribuerait donc in fine à faire baisser les émissions mondiales de gaz à effet de serre. "On pourrait aussi imaginer que la taxe s’applique spécifiquement aux marchandises d'Etats qui ne respectent l’accord de Paris", ajoute Matthieu Toret, avocat spécialisé en fiscalité énergétique. L’effet incitatif pourrait être puissant : difficile en effet pour un pays exportateur de se passer du très attractif marché européen...

Si l’idée est très séduisante en théorie, elle se complique dans la pratique. Ce n’est pas pour rien qu’elle est restée autant de temps dans les cartons ! Pour parvenir à la mettre en place, les hommes en noir de la Commission vont devoir déployer des trésors d’ingéniosité. D’abord parce qu’il serait bien mieux que cette taxe… n’en soit pas une ! Toutes les questions de fiscalité requièrent en effet l’unanimité des pays membres de l’UE. Or ces sujets sont toujours très délicats, et il est rare de voir tous les Etats se mettre d’accord… On l’a bien vu au sujet de l’imposition des Gafa l’an dernier, ou lors des multiples péripéties concernant la mise en place d’une taxe sur les transactions financières, toujours en suspens. La Commission a donc choisi de faire un petit tour de passe-passe sémantique et de renommer son futur impôt "mécanisme d’ajustement carbone aux frontières".

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  • 13 pays de l'Europe ont déjà une taxe carbone

Officiellement, les importateurs de produits ne seraient pas soumis à une taxe, on les contraindrait simplement à acquérir eux aussi des permis d’émissions de gaz à effet de serre sur le marché des quotas. Cette subtile différence pourrait permettre d’éviter l’unanimité : une simple majorité qualifiée devrait suffire pour l’adopter, si la Commission réussit à ficeler un projet qui tient la route.Pour cela, elle va devoir commencer par déterminer le mode d’évaluation des émissions de CO2. Pas simple. Le plus facile serait de calculer une moyenne par pays, ou alors par type de produits, voire de combiner les deux. "Le problème, c’est que cela pénaliserait les entreprises étrangères les plus vertueuses, car elles seraient mises dans le même sac que les firmes les plus polluantes", fait valoir Sylvain Guyoton, directeur de la recherche d’EcoVadis, une agence spécialisée dans le conseil aux entreprises en achats responsables.

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Tout le contraire de ce que l’on cherche à faire. L’autre solution serait de mesurer l’empreinte carbone spécifique de chaque produit. Mais on imagine déjà le cafouillis, les centaines de contrôleurs bruxellois sur le pont du matin au soir pour vérifier les déclarations des fabricants, les problèmes techniques en pagaille, les contestations, les sanctions à mettre en place contre les fraudeurs… Une usine à gaz pour réduire les émissions de gaz ! Sans doute l’évaluation serait-elle relativement simple à faire pour des biens basiques, comme l’acier. Mais comment s’y prendre avec les produits complexes, issus de longues chaînes de valeur transfrontalières, comme les ordinateurs ? "Pour faciliter le processus, l’Union européenne pourrait décider de classer les entreprises en deux catégories : les entreprises certifiées par Bruxelles pour mesurer elles-mêmes les émissions de gaz à effet de serre subiraient une taxation "au réel", selon le contenu carbone de leurs produits ; les autres se verraient appliquer un taux moyen par défaut", propose Mireille Chiroleu-Assouline afin de résoudre une partie de ce problème. Naturellement, l’UE devrait se cantonner au départ aux secteurs qui sont aujourd’hui concernés par le système d’échanges de quotas – ceux où les émissions sont plus simples à mesurer.

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Comme si tout cela ne suffisait pas, Bruxelles va se trouver confrontée aux censeurs de l'OMC (Organisation mondiale du commerce), qui interdisent l’instauration de nouvelles barrières, sauf en cas d’objectif légitime, transparent et non discriminatoire. L’Europe ne pourra donc pas taper comme bon lui semble sur tous les produits importés. Pour ne rien arranger, nous allons surtout devoir faire face aux réactions de nos partenaires commerciaux, évidemment pas ravis de l’instauration de ce mécanisme, et qui pourraient bien mettre en place très vite des mesures de rétorsion. Histoire de préparer le terrain, la Chine a déjà prévenu que l’initiative de Bruxelles allait "nuire aux tentatives de constitution d’un front mondial contre le changement climatique". Depuis l’accord de Paris, un nouveau principe a en effet été acté : les pays riches, à cause de leur longue histoire industrielle, doivent assumer une responsabilité plus grande dans la lutte contre le changement climatique.

Pour les émergents, la future taxe pourrait donc s’apparenter à un coup de canif dans le contrat. "D’autant que la promesse de financement, de 100 milliards de dollars par an, des nations développées vers les pays en voie de développement n’a toujours pas été actée", rappelle Jean-Charles Hourcade, directeur de recherche au CNRS et membre du Giec (Groupe d'experts intergouvernemental sur l’évolution du climat). Quant à la réaction des Etats-Unis, avec un président aussi chatouilleux que Donald Trump, on peut déjà la prévoir. "La seule chance des Européens serait qu’un démocrate gagne la prochaine élection et réussisse à former une coalition avec nous sur ce sujet : l’ensemble des autres nations aurait alors intérêt à coopérer", estime Christian Gollier, économiste et directeur général de Toulouse School of Economics (TSE).

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Le dernier obstacle, qui n’est pas le moindre, est celui du portefeuille. Avec cette nouvelle taxe aux frontières, les consommateurs verraient leur pouvoir d’achat s’amenuiser, puisqu’elle ferait grimper le prix des produits importés. Et les entreprises européennes qui se fournissent à l’étranger seraient elles aussi frappées. Selon une étude présentée l’an dernier lors d’une conférence à Sciences po, fondée sur l’hypothèse de la tonne de carbone à 25 euros, soit le prix actuel sur le marché européen, la mise en place de ce futur impôt coûterait 47 euros par an aux 10% des ménages les moins riches et 95 euros aux 10% les plus riches. Pas énorme, mais pas rien non plus.

Capital s’est également prêté à l’exercice avec quelques produits de grande consommation comme un ordinateur portable, un smartphone et un jean. Là non plus, l’augmentation ne paraît pas démesurée. Mais nous avons déjà vu dans le passé que les Français n’aiment pas trop se faire tondre pour l’environnement et que, en période de ras-le-bol généralisé comme celle que nous traversons actuellement, la moindre étincelle peut mettre le feu aux poudres. "Selon moi, cela ne peut se faire qu’avec une réforme plus globale du système de prélèvement, estime Jean-Charles Hourcade. Sinon nous courons droit à l’échec." Et cette fois, ce sera celui de Bruxelles...

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Hypothèse 1 > 25 euros la tonne de CO2 (prix actuel sur le marché européen).

Hypothèse 2 > 50 euros la tonne de CO2.
Nouveaux prix calculés dans l’hypothèse d’un impact totalement répercuté sur le consommateur.

Un surcoût pour le consommateur européen