Gilets jaunes : “Les méthodes de répression de ce mouvement s‘inspirent de celles utilisées dans les quartiers populaires”

Le documentaire “Gilets jaunes : une répression d’Etat”, produit par le média Web indépendant StreetPress, fait le lien entre la politique de maintien de l’ordre dans les manifestations qui secouent la France tous les samedis depuis novembre, et celle organisée dans les banlieues depuis cinquante ans. Entretien avec l’un des coréalisateurs de ce docu glaçant.

Par Jérémie Maire

Publié le 24 mai 2019 à 20h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 00h53

Les cinquante-six minutes que dure Gilets jaunes : une répression d’Etat ne peuvent laisser personne indifférent. Coréalisé par Cléo Bertet, Matthieu Bidan et Mathieu Molard, en libre accès sur YouTube, le documentaire du site indépendant StreetPress plonge dans six mois de manifestations du mouvement des Gilets jaunes, en prenant l’angle de la politique du maintien de l’ordre et des violences qui l’entourent.

Archives, explications techniques et chiffres à l’appui – 3 830 blessés, 8 700 gardés à vue, 13 460 tirs de LBD 40, 1 428 tirs de grenades –, mais surtout témoignages de blessés, de sociologues, d’avocats, de représentants de syndicats de police et d’associations (Amnesty International, collectif Justice pour Adama...), le film est très documenté. Ses auteurs en ressortent un constat sans équivoque : l’Etat mène une répression violente contre le mouvement des Gilets jaunes et use à son encontre de techniques héritées de cinquante ans de maintien de l’ordre dans les quartiers populaires, les ZAD ou aux abords des stades. Une forme de maintien de l’ordre dont les dérives sont inquiétantes et empiètent sur la liberté fondamentale du droit de manifester.

Matthieu Bidan, l’un des trois réalisateurs, revient pour Télérama sur ce docu choc et militant, qui a déjà atteint les 35 000 vues sur YouTube.

Quelle était l’ambition de ce documentaire ?
L’idée de réaliser un sujet autour des blessés du mouvement des Gilets jaunes a germé en janvier. Nous suivons les manifestations depuis le début et nous avons observé un réel tournant dans la stratégie du maintien de l’ordre à partir de l’acte III, début décembre. A ce moment, on a vu monter sur les réseaux sociaux la question des manifestants blessés par les armes de la police. Jusque-là, on n’en parlait pas beaucoup. Les politiques les occultaient, les médias les évoquaient peu. Or, à StreetPress, nous avons toujours eu une attention particulière aux blessés car nous traitons au quotidien des manifestations et de leurs conséquences dans les quartiers populaires et au sein des milieux radicaux. Nous nous sommes donc rapidement rendu compte que de nombreux Gilets jaunes étaient atteints de blessures similaires à celles que nous avions pu constater dans le passé lors de manifestations réprimées dans les quartiers populaires. Dès lors, il nous a semblé nécessaire de sortir de l’urgence dans le traitement du mouvement des Gilets jaunes et de prendre le temps de faire un film documenté qui donne du sens à toutes ces violences et les replace dans une perspective historique.

D’où l’idée d’interroger un large panel d’interlocuteurs… 
Nous connaissons et suivons la plupart des gens que nous interrogeons dans ce documentaire : les victimes de tir de LBD, Vanessa Langard et Vitalia, dont les témoignages sont durs ; Youcef Brakni, membre du collectif Justice pour Adama, qui lutte contre les violences policières ; Pierre Douillard, sociologue ayant perdu la vue au cours d’une manifestation, dont on avait déjà fait le portrait ; Raphaël Kempf, avocat… Mais comme nous souhaitions avoir le panorama le plus complet possible, nous sommes aussi allés voir d’autres interlocuteurs tels l’ancien ministre de l’Intérieur, Daniel Vaillant, dont la parole politique et institutionnelle était importante à entendre, de même que celle de Denis Jacob, le représentant du syndicat Alternative Police. Nous aurions été ravis de la donner au ministre de l’Intérieur Christophe Castaner, mais il n’a pas répondu à nos sollicitations.

2005. Intervention de CRS dans le cadre des incendies et des émeutes en banlieue suite à la mort des deux adolescents Ziad et Banou.

2005. Intervention de CRS dans le cadre des incendies et des émeutes en banlieue suite à la mort des deux adolescents Ziad et Banou. © Dragan Lekic / Hans Lucas

Que racontent ces violences dont sont victimes certains manifestants Gilets jaunes ?
Cécile Amar, journaliste à L’Obs et co-auteure du livre Le Peuple et le Président, raconte que le gouvernement a d’emblée fait le choix politique de réprimer le mouvement des Gilets jaunes. Jamais, en si peu de temps, on n’a eu autant de blessés dans un mouvement de contestation. Jamais on a tiré autant de grenades lacrymogènes. Jamais utilisé autant de LBD 40. C’est un choix répressif plutôt qu’une réponse politique qui a été apporté aux attentes des gens qui manifestent tous les week-ends.

Les Gilets jaunes apparaissent comme un mouvement inédit dans son expression, la répression qui les frappe, elle, ne l’est pas et s’apparente à celle exercée lors des mouvement sociaux précédents : la loi travail, les ZAD, ou celle utilisée aux abords des stades contre les ultras. Plus important encore, cette politique a déjà été à l’œuvre dans les quartiers populaires, qui constituent depuis des années des laboratoires de ces dispositifs. Le lien entre ce qui se passe dans ces quartiers et ce qui a lieu en ce moment dans les rues des grandes villes ou sur les ronds-points nous paraît essentiel à mettre en lumière.

Comment ressort-on d’un documentaire aussi militant ?
L’angle est forcément engagé. La répression contre les Gilets jaunes marque une nouvelle étape dans cette tendance à restreindre de plus en plus les libertés individuelles, notamment celle de manifester. On ne peut pas laisser passer ça. On ne peut pas non plus ne pas s’émouvoir de ces dizaines de blessés. Et, on ne sort pas indemne d’un entretien avec quelqu’un qui a perdu un œil lors d’une manifestation. Alors oui, c’est un documentaire engagé, mais de la même façon que le travail du journaliste David Dufresne qui a fait remonter les témoignages de blessures des manifestants pour Mediapart et sur Twitter.

Et puis, nous ne sommes pas les seuls à déplorer cette évolution. De grandes associations comme l’Action des chrétiens pour l'abolition de la torture (Acat) ou Amnesty International, qui témoignent dans le documentaire, s’inquiètent elles aussi des dérives du maintien de l’ordre et de l’entrave à la liberté de manifester. En tant que journaliste comme en qualité de citoyen, on ne peut qu’être inquiet pour l’avenir, surtout quand on voit, comme cette semaine, plusieurs journalistes se faire convoquer par la DGSI. Il devient de plus en plus difficile d’exercer sa mission d’information ou tout simplement de manifester. 

Le documentaire cumule 35 000 vues trois jours à peine après sa mise en ligne. Comment l’interprétez-vous ?
Voilà des mois que chacun peut suivre ce mouvement en direct, devant les chaînes d’info en continu, sur Twitter, via les vidéos postées partout. Ce documentaire prend le temps de se poser, de faire le bilan de ce qui s’est passé ces six derniers mois et offre même une perspective historique plus large. Si les gens le regardent, c’est sûrement parce qu’il répond au besoin de mettre du sens dans ce mouvement et dans cette répression dont nous sommes témoins ou victimes.

Et maintenant ? 
Nous allons évidemment continuer à suivre le mouvement, notamment du point de vue de la sécurité et de la répression. Des projections publiques du documentaire sont prévues avec Amnesty International ou l’Acat, à Paris et dans des villes de province comme Strasbourg. Nous allons aller à la rencontre du public pour en parler et débattre. Le film va vivre au-delà de YouTube et de StreetPress.

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